Le soleil se relèvera à l’Est

25/10/2021 - source : Profession CGP

Par Frédéric Rollin, conseiller en stratégie d’investissement chez Pictet Asset Management

Les entreprises asiatiques accumulent les succès technologiques et commerciaux, et les investisseurs forment de grandes espérances. Dans moins d’un quart de siècle, le continent représentera, à lui seul, plus de la moitié de l’économie mondiale. La Chine sera alors, et depuis longtemps, la première puissance économique du globe. L’Inde, immense pays, aura, quant à elle, aligné des années de forte croissance et se posera en concurrent direct de son voisin. La classe moyenne mondiale sera alors en grande majorité asiatique.

Pourtant, depuis le mois de février les investisseurs en actions asiatiques vivent l’enfer. Alors que les actions européennes caracolent, que le CAC 40 accumule sept mois consécutifs de hausse, une première depuis 2005, les actions chinoises dégringolent et entraînent avec elles les indices asiatiques. L’indice MSCI des actions chinoises a perdu 22,90 % et celui des actions asiatiques 8,19 % (1).

Une baisse aussi brutale fait douter de nombreux épargnants, car il semble qu’en l’espace de quelques mois, leurs grandes espérances se soient transformées en profond désespoir. De notre côté, nous estimons toujours que les actions asiatiques constituent un investissement de choix, car s’il paraît probable que le marché soit encore secoué dans les mois qui viennent, ses perspectives de performance à moyen terme restent parmi les meilleures du monde.

Les trois cercles de l’enfer

Les actions chinoises ont commencé à baisser en février à la suite du resserrement monétaire orchestré par la banque centrale chinoise. Au passage de l’année, l’économie chinoise était en plein boom, grâce à une gestion drastique et efficace de la pandémie. Il était donc adéquat de retirer progressivement les incitations financières. Pour les autorités, cela semblait d’autant plus nécessaire et urgent que l’endettement des entreprises avait fortement progressé en 2020.

L’endettement des entreprises chinoises est effectivement très élevé, de plus de 150 % du PIB, conséquence néfaste d’un assouplissement trop soutenu entre 2008 et 2011. Ce qui est communément admis comme une erreur de politique monétaire se paye encore aujourd’hui : les autorités chinoises ont désormais peu de marge de manœuvre quant à la progression de l’endettement de leurs entreprises.

Par tradition, la banque centrale chinoise est beaucoup plus rapide que les banques centrales des pays développés lorsqu’il s’agit de resserrement. Et l’ajustement a effectivement été très abrupt. Il a balayé le dynamisme du crédit, enfoncé les perspectives de croissance pour l’année et ébranlé les secteurs les plus dépendants du crédit, comme l’immobilier.

Après avoir été étranglées par une politique monétaire restrictive, les entreprises chinoises ont été assommées par une avalanche réglementaire. Sous le slogan « prospérité pour tous » répété à l’envi par le président Xi Jinping, les autorités chinoises ont multiplié les assauts réglementaires. La limitation des temps de jeu vidéo, le ralentissement des approbations de nouveaux jeux et la transformation radicale de l’éducation en ligne ont probablement des vertus éducatives à moyen terme, mais à court terme, ça « pique » ! Prévenir la concurrence déloyale, limiter les ententes, mettre en œuvre une politique moderne de sécurité et de protection des données dans le cloud, encadrer le commerce électronique et la publicité en ligne permettront d’accroître la concurrence, l’innovation et la productivité, piliers de la croissance future, mais vont coûter cher à court terme. En première ligne, sous le feu réglementaire, le secteur technologique, a perdu 33,64 % (1).

Enfin, le troisième cercle de l’enfer a été atteint en septembre, lorsque l’entreprise Evergrande, promoteur immobilier endetté à hauteur de 300 milliards de dollars environ [plus de 258 milliards d’euros, ndlr], a dû demander des délais de paiement à ses créanciers. En cause, le ralentissement provoqué par les politiques réglementaire et monétaire, qui a atteint de plein fouet le secteur de l’immobilier. Les prêteurs se sont faits plus rares, l’entreprise peine à se financer et s’attache depuis quelque temps à réduire son bilan en revendant des actifs. Trop tard semble-t-il, puisque les obligations de cet émetteur mammouthéen se sont échangées très en dessous de leur valeur d’émission. L’agence de notation Fitch les a d’ailleurs notées CC, c’est-à-dire en défaut de paiement probable. Et les investisseurs craignent que d’autres entreprises ne suivent le même chemin, entraînant les marchés dans leur chute.

Les trois grâces

Ces problèmes sont réels et ne se résoudront pas d’un claquement de doigts. Il paraît donc probable que les actions chinoises restent volatiles dans les mois qui viennent. Mais il nous semble que les valorisations atteintes sont devenues attrayantes pour un investisseur pouvant supporter des variations à court terme.

D’une part, un nouveau virage monétaire se dessine. Lors d’une réunion avec les banques, Yi Gang, gouverneur de la PBoC, leur a demandé de prêter plus aux petites et moyennes entreprises. Il s’est de plus engagé à pousser l’augmentation du crédit vers la croissance nominale. La baisse du taux des réserves obligatoires est aussi à l’agenda. Le plus dur du resserrement monétaire semble donc derrière nous. D’autre part, il paraît clair que les grandes entreprises technologiques ont largement les moyens de s’adapter au nouveau régime réglementaire. Elles possèdent toutes les liquidités pour les investissements nécessaires. Et si le coup est dur, ces entreprises peuvent envisager l’avenir avec plus de clarté. La règle du jeu est fixée, les investissements futurs n’en seront que plus pertinents. Certes, les autorités réglementaires risquent d’aller encore plus loin dans les semaines qui viennent. Mais la Chine sait que pour devenir et demeurer la première puissance géopolitique, elle doit construire le secteur technologique le plus fort. L’Internet est essentiel pour le pays, pour la numérisation de l’industrie, pour la collecte de mégadonnées et pour le développement de l’intelligence artificielle. On voit donc mal les autorités éliminer ses meilleurs soutiens, ou même les empêcher durablement de croître.

La Chine souhaite enfin conserver la manne des investisseurs internationaux, de plus en plus présents sur son marché boursier. Par exemple, la Hong Kong Exchanges and Clearing et le MSCI ont annoncé le lancement, en octobre, d’un contrat à terme sur actions accessible aux investisseurs internationaux.

Enfin, le gouvernement chinois a, de notre point de vue, les moyens de juguler une crise du crédit. Tout d’abord, nous en avons parlé, la politique monétaire devrait devenir plus accommodante. Ensuite, si les entreprises sont très endettées, le gouvernement l’est beaucoup moins, ce qui lui donne une grande marge de manœuvre. Le pays a de plus accumulé au cours des dernières décennies des excédents commerciaux massifs et sa situation financière est solide. La Chine est selon nos calculs le pays le plus créditeur au monde, loin devant le Japon. Le gouvernement a les moyens d’agir promptement et intelligemment pour assainir ses grandes entreprises lorsque cela s’avère nécessaire.

Les problèmes de la Chine nous paraissent donc temporaires et, à certains égards, prometteurs d’une croissance future de meilleure qualité. En prévenant les abus  de position dominante des géants de l’Internet, les petites et moyennes entreprises innovantes pourront mieux se développer. La mise en place d’une couverture sociale apparaît certes coûteuse, mais elle rassure les ménages, les incite à avoir plus d’enfants et à moins épargner – l’épargne représente plus de 40 % de leurs revenus en 2020. Ces efforts auront un coût économique à court terme, mais pérenniseront la croissance.

Quantité et surtout… qualité

Et la croissance asiatique est forte, très forte. En quelques années, la Chine a sorti plus de 800 millions de ses citoyens de la pauvreté. Dans moins de cinq ans, le pays se sera hissé en haut du podium économique, au-dessus des Etats-Unis. Ses voisins, comme le Vietnam, bénéficient de ses avancées et affichent des taux de croissance inégalés.

L’Inde, de son côté, a de très belles années devant elle, notamment grâce aux réformes énergiques menées par le gouvernement. Mais, beaucoup plus important, cette croissance devrait se révéler d’excellente qualité, c’est-à-dire stable et porteuse d’une croissance bénéficiaire élevée. Longtemps, l’attention des gouvernements asiatiques s’est portée sur l’augmentation de la production, au risque de pousser les entreprises à procéder à des investissements peu rentables, dans des secteurs parfois déjà en surcapacité. Mais le temps de la croissance à tout prix, de la concentration sur des secteurs à faible valeur ajoutée, comme l’acier, le textile et le ciment, est derrière nous. Selon nos économistes, l’économie chinoise devient désormais tout autant diversifiée que l’économie américaine.

De grandes espérances

Pour s’assurer d’une solide croissance à long terme et se diversifier, les pays asiatiques sont partis à la conquête de l’excellence technologique. La plupart des experts s’accordent ainsi à dire que l’empire du Milieu se situe au centre du développement de la 5G. Les progrès de la Chine dans les mégadonnées et l’intelligence artificielle sont stupéfiants.

Il est vrai que la population chinoise est nombreuse et peu réticente à donner ses données. Les chercheurs en intelligence artificielle disposent donc de ressources quasi illimitées en « carburant » de qualité, les mégadonnées. Taiwan et la Corée du Sud sont à la pointe de la conception et de la fabrication des semi-conducteurs les plus sophistiqués, nécessaires au développement de la mobilité électrique. L’Inde, de son côté, développe activement des capacités d’externalisation informatique, dont la demande devrait progresser avec l’adoption par les entreprises de cloud.

Et ce n’est pas terminé. Car l’Asie a mis avec justesse l’accent sur l’éducation. La Chine forme ainsi chaque année presque cinq millions d’étudiants scientifiques, l’Inde plus de deux millions et demi, contre moins d’un million pour les Etats-Unis. Et désormais plus de 80 % des jeunes Chinois étudiant à l’étranger souhaitent revenir au pays, une fois leur diplôme en poche. De grandes espérances sont donc permises. Les entreprises asiatiques innovent et dépassent leurs concurrents américains et européens dans l’excellence technologique. Leur modèle d’affaires se développe plus rapidement grâce à l’essor de la région. Et par des décisions d’investissement plus avisées qu’auparavant, leurs marges opérationnelles se sont redressées, soutenant la croissance bénéficiaire, qui devrait donc être au rendez-vous.

La longue marche indienne

L’Inde devrait connaître un développement rapide au cours des prochaines années. Pourquoi ? En premier lieu, le point de départ est bas. Le PIB annuel par habitant se situe parmi les plus faibles des pays émergents, proche de 2 000 dollars. Pour comparaison, celui de la Chine est proche de 10 000 dollars. De plus, le pays possède un avantage démographique unique : sa population est jeune. Contrairement à de nombreux pays, la part de sa population active dans la population totale continuera d’augmenter jusqu’en 2040. Les réformes mises en place depuis plusieurs années par le gouvernement Modi libèrent par ailleurs progressivement la croissance du pays. Avec des exemples nombreux : un cadre juridique clair pour les faillites et les restructurations d’entreprises, un numéro unique d’identification pour les citoyens bénéficiaires de l’aide de l’Etat, une loi immobilière rééquilibrant les rapports entre le constructeur et le client, une accélération de la validation des brevets, proverbialement lente en Inde. Toutes ces réformes favorisant l’investissement facilitent les relations entre acteurs économiques et encouragent l’innovation. Plusieurs secteurs de l’économie nous paraissent attractifs. Celui des infrastructures est porté par l’urbanisation galopante. La financiarisation accélérée du pays favorise aussi les nouveaux acteurs bancaires, plus réactifs que les banques traditionnelles. L’externalisation informatique bénéficie en outre de l’accélération post-Covid de la délocalisation informatique dans le cloud.

Autonomie élargie

Le cycle économique asiatique a été traditionnellement dépendant des humeurs des consommateurs des pays développés, principalement des Etats-Unis. L’Asie a beaucoup exporté, c’était certes bon pour ses finances, mais lorsque le ménage américain toussait, le continent s’enrhumait, fragilisant les marchés locaux. Et cela a souvent découragé certains investisseurs.

Mais cet état de fait nous semble essentiellement appartenir au passé. L’Asie continue certes d’exporter massivement vers l’Europe et les Etats-Unis, mais les échanges à l’intérieur de la zone augmentent beaucoup plus rapidement, et représentent désormais plus de la moitié du commerce extérieur de chacun des pays de la région. L’accord commercial, le Regional Comprehensive Economic Partnership, signé en novembre 2020 par quinze pays de la zone Asie-Pacifique, sous l’influence de la Chine, va accélérer le processus. Le continent devient progressivement indépendant de la croissance des pays développés ; et sa propre croissance en est rendue plus stable. L’autonomie économique du bloc autorisera par ailleurs une plus grande indépendance vis-à-vis du dollar, et le yuan devrait petit à petit devenir la monnaie de référence dans la région. L’indépendance financière du continent en sera accrue, ce qui facilitera le financement de sa croissance.

Revenir sur le marché

Les marchés asiatiques ont été malmenés au cours des derniers mois et pourraient rester volatils et hésitants encore quelque temps. Mais les entreprises chinoises vont rapidement s’adapter aux réformes du gouvernement chinois. La politique monétaire de la Chine devrait s’assouplir, d’ici à la fin de l’année. Il semble donc probable que la croissance économique et bénéficiaire retrouve du dynamisme en 2022. Après un moment de doute, les investisseurs devraient revenir vers la région et porter les indices à des niveaux plus élevés. Pour un investisseur capable de supporter le risque à court terme, les actions asiatiques constituent dès lors une réflexion de choix.

1. MSCI China, MSCI Asia ex Japan, MSCI China Technology, performances en euros, du 16/02/2021 au 10/09/2021.